jurisprudence

l’employeur et lui seul de s’assurer de la sécurité de ses salariés…

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 16 NOVEMBRE 2023

La société [4], société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° C 21-20.740 contre l’arrêt n° RG : 18/02254 rendu le 22 novembre 2018 et l’arrêt n° RG : 20/02635 rendu le 27 mai 2021 par la cour d’appel de Versailles (5e chambre), dans le litige l’opposant :

1°/ à Mme [J] [C], domiciliée [Adresse 2], prise tant en son nom personnel qu’en qualité de tutrice de ses enfants mineurs, [E] et [O] [C],

2°/ à Mme [Y] [C], domiciliée [Adresse 3],

3°/ à la caisse primaire d’assurance maladie des Hauts-de-Seine, dont le siège est [Adresse 5],

défenderesses à la cassation.

La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Labaune, conseiller référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société [4], de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [J] [C], tant en son nom personnel qu’en qualité de tutrice de ses enfants mineurs, [E] et [O] [C], de Mme [Y] [C], et après débats en l’audience publique du 3 octobre 2023 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Labaune, conseiller référendaire rapporteur, Mme Renault-Malignac, conseiller doyen, et Mme Catherine, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Déchéance du pourvoi, en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 22 novembre 2018, examinée d’office

1. Après avis donné aux parties conformément à l’article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l’article 978 du même code.

2. Il résulte de ce texte qu’à peine de déchéance du pourvoi, le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée.

3. Le mémoire en demande de la société [4] ne contenant aucun moyen de droit contre l’arrêt du 22 novembre 2018, il y a lieu de constater la déchéance de son pourvoi en ce qu’il est formé contre cette décision.

Faits et procédure

4. Selon l’arrêt attaqué (Versailles, 27 mai 2021), [D] [C] (la victime), salarié de la société [4] (l’employeur), a été victime, le 9 mars 2015, d’un accident mortel pris en charge au titre de la législation professionnelle par la caisse primaire d’assurance maladie des Hauts-de-Seine (la caisse).

5. Les ayants droit de la victime ont saisi une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa troisième branche

6. En application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

7. L’employeur fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande de sursis à statuer et de dire que l’accident du travail survenu le 9 mars 2015 est dû à sa faute inexcusable, alors « que si le juge statuant sur une demande de reconnaissance de faute inexcusable de l’employeur à la suite d’un accident du travail n’est, en principe, pas tenu de surseoir à statuer en cas d’action pénale engagée pour les mêmes faits, il en va autrement lorsque l’absence de sursis à statuer est susceptible de porter atteinte au droit au procès équitable et à l’exercice des droits de la défense ; que constitue une atteinte au principe de l’égalité des armes résultant du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le fait d’interdire à une partie de faire la preuve d’un élément de fait essentiel pour le succès de ses prétentions ; qu’au cas présent, il est constant que les ayants-droits de la victime avaient, en première instance, été autorisés par le parquet à produire des pièces du dossier d’instruction pénale à l’appui de leur demande de reconnaissance de faute inexcusable de la société employeur et s’appuyaient, en cause d’appel, sur les éléments ainsi recueillis, pour demander la confirmation du jugement ayant retenu l’existence d’une faute inexcusable ; qu’il est également constant que, alors que l’instruction pénale avait permis de recueillir de nouveaux éléments, le parquet a changé de position et a refusé d’autoriser la production de ces éléments ; que la société employeur faisait pourtant valoir que les procès-verbaux de mises en examen permettaient notamment de faire ressortir que les juges d’instruction avaient écarté, à l’encontre de la société employeur, les charges lui reprochant de s’être abstenue « de recruter un professionnel de l’aéronautique doté d’une expérience technique et opérationnelle adaptée à la complexité des prises de vue recherchées » ; que la société employeur faisait également valoir que le changement de position du parquet lui interdisait de produire les feuilles de services, le plan caméra et le plan logistique établis en amont de l’établissement des plans de vol par les pilotes et qui étaient susceptibles d’établir que les vols n’avaient pas fait l’objet d’un scénario acrobatique et spectaculaire établi par elle, mais que la programmation de ceux-ci avait fait l’objet d’un processus précis et documenté de la part de professionnels compétents ; qu’elle faisait valoir, dans une note en délibéré autorisée par la cour d’appel, que l’interdiction de produire les nouveaux éléments déterminants figurant dans le dossier d’instruction, alors que des extraits partiels de ce dossier d’instruction avaient pu être produits à l’appui de la demande de reconnaissance de faute inexcusable, portait atteinte à ses droits de la défense et qu’il convenait de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale afin que l’intégralité de la procédure d’instruction puisse être communiquée ; qu’en écartant des débats le procès-verbal de mise en examen produit par la société employeur pour démontrer son absence de responsabilité quant aux modalités d’organisation du vol et en refusant de surseoir à statuer dans l’attente que l’intégralité de la procédure d’instruction, notamment les éléments relatifs à l’organisation du vol, puisse être communiquée, tout en se fondant sur les éléments partiels recueillis au début de l’instruction pour considérer que la société employeur aurait organisé le vol de manière à obtenir des images spectaculaires et retenir l’existence d’une faute inexcusable de sa part, la cour d’appel a porté une atteinte injustifiée et disproportionnée à l’exercice par cette dernière de ses droits de la défense, en méconnaissance des exigences de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

8. L’appréciation de l’opportunité de surseoir à statuer en vue d’une bonne administration de la justice relève du pouvoir discrétionnaire du juge du fond.

9. Le moyen n’est, dès lors, pas fondé.

Sur le moyen, pris en ses deuxième et quatrième branches

Enoncé du moyen

10. L’employeur fait le même grief à l’arrêt, alors :

« 2°/ qu’il incombe à la victime d’un accident du travail de rapporter la preuve de la conscience du danger et de l’absence de mesure de prévention suffisante par l’employeur ; que la faute inexcusable doit être une cause nécessaire de l’accident et qu’aucune faute inexcusable n’est susceptible d’être caractérisée lorsque les circonstances de l’accident sont indéterminées ; qu’au cas présent, la société employeur faisait valoir que le vol ne résultait pas d’un scénario acrobatique et spectaculaire mais avait été programmé par des feuilles de services et un plan caméra établis par la production, par un plan logistique établi par M. [H] [M] et avait fait l’objet d’un plan de vol établi par les pilotes qui étaient seuls responsables de la sécurité en vol ; qu’elle faisait valoir qu’elle n’avait pu ni interférer dans les décisions prises, ni influencer les pilotes des deux hélicoptères s’agissant de l’élaboration des plans de vol et des différentes manoeuvres à effectuer lors de leurs rotations ; qu’elle exposait, par ailleurs, qu’il n’était pas démontré que les pilotes aient prévu un plan de vol dans lequel les aéronefs volaient à faible distance, le rapport de la [7] ayant à cet égard relevé que la distance des trajectoires des deux hélicoptères était de 90-100 mètres ; qu’elle faisait encore valoir qu’au regard des contraintes techniques, il n’était pas possible de filmer les participants, qui se trouvaient dans un hélicoptère dont la porte était fermée, depuis un autre hélicoptère, qu’un caméraman se trouvait dans l’hélicoptère des participants pour les filmer et que si la thèse d’une prise de vue depuis un autre hélicoptère devait être confirmée, elle induisait la nécessité de se maintenir à distance pour pouvoir prendre des plans entiers de l’autre hélicoptère ; qu’en jugeant néanmoins, pour caractériser la faute inexcusable de l’employeur, que la société employeur aurait décidé d’organiser un vol en formation rapprochée en ce sens que les hélicoptères devaient effectuer un vol à faible/très faible distance l’un de l’autre, sans relever le moindre élément établissant l’existence d’une telle décision, ni la moindre instruction en ce sens de la part de la société employeur, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale ;

4°/ que la conscience du danger et le caractère suffisant des mesures prises par l’employeur pour préserver la sécurité de ses salariés s’apprécient au regard du comportement d’un employeur normalement diligent ; qu’au cas présent, la société employeur faisait valoir qu’elle était un professionnel de l’audiovisuel et non de l’aviation civile et que, n’étant pas en mesure d’appréhender elle-même les risques liés à l’utilisation d’hélicoptères, elle s’était précisément entourée de professionnels compétents ; qu’elle faisait ainsi valoir que, s’agissant d’un tournage en Argentine, elle avait conclu un contrat avec la société [8], importante société de production audiovisuelle argentine, confiant à cette dernière la réalisation de prestations techniques locales dans le respect de la réglementation locale en matière de sécurité ; qu’elle faisait, surtout, valoir que, pour l’ensemble des aspects tenant à la sécurité des salariés et des participants au programme et notamment les vols en hélicoptère, elle avait confié à la société [6] et à son dirigeant M. [H] [M], professionnel hautement spécialisé et expérimenté, une mission complète afin d’assurer la sécurité du tournage impliquant notamment de s’assurer de l’application des bonnes procédures pour chaque expédition, particulièrement l’organisation de la sécurité des vols ; qu’elle exposait, enfin, que les caractéristiques techniques des hélicoptères et les compétences des pilotes lui garantissaient un niveau de sécurité optimal ayant permis une préparation des vols conforme au respect des règles de sécurité ; qu’en refusant d’examiner si la société employeur avait pris toutes les mesures possibles, au regard de ses connaissances, pour s’assurer de la sécurité des vols au motif inopérant que les sociétés [8] et [6] « demeuraient sous la supervision, la direction et le contrôle de [l’employeur], dont le directeur de production, [S] [I], se trouvait sur place », la cour d’appel a violé l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale. »

Réponse de la Cour

11. Il résulte des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

12. L’employeur ne peut s’affranchir de son obligation de sécurité par la conclusion d’un contrat prévoyant qu’un tiers assurera cette sécurité.

13. L’arrêt relève que l’employeur a pris la décision d’organiser le vol des deux hélicoptères en formation rapprochée, les aéronefs devant effectuer un vol à faible distance l’un de l’autre. Il constate que l’organisation de ce vol correspond à un scénario défini par l’employeur qui souhaitait réaliser des prises de vues de ce vol dans le cadre du tournage de l’émission de télévision. Il estime que le vol en formation des hélicoptères transportant des passagers représentait un risque, que l’employeur a choisi de prendre, et qui se trouve à l’origine directe et certaine de la collision entre les appareils ayant entraîné le décès de la victime.

14. L’arrêt ajoute que l’employeur pouvait prendre des mesures pour préserver les passagers de l’accident, en excluant la possibilité d’un vol en formation des hélicoptères ou en modifiant leurs trajectoires de vol. Il considère qu’en l’absence de vol d’essai sans passagers, de vérification de l’existence d’un moyen de communication entre les aéronefs ou entre ces derniers et le sol, ou de mention d’un risque de collision dans le plan de sécurité et de sûreté, l’employeur n’a pas pris les précautions qui s’imposaient. Il retient que les sociétés tierces qui sont intervenues pour assurer les prestations techniques et de sécurité demeuraient sous la supervision, la direction et le contrôle de l’employeur.

15. De ces constatations et énonciations, procédant de son appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve débattus devant elle, la cour d’appel a pu déduire que l’employeur, qui avait ou aurait dû avoir conscience du danger résultant pour son salarié du vol en formation rapprochée de l’hélicoptère dont il était passager et qui n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver, a commis une faute inexcusable.

16. Le moyen n’est, dès lors, pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CONSTATE la déchéance du pourvoi en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt rendu le 22 novembre 2018 par la cour d’appel de Versailles ;

REJETTE le pourvoi en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt rendu le 27 mai 2021 par la cour d’appel de Versailles.

Condamne la société [4] aux dépens ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société [4] et la condamne à payer aux consorts [C] la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize novembre deux mille vingt-trois. ECLI:FR:CCASS:2023:C201139

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