jurisprudence

l’arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316) – Chambre sociale (arrêt dit « Uber »)

l’arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316) – Chambre sociale (arrêt dit « Uber »)

La Cour de cassation a décidé de requalifier en contrat de travail la relation contractuelle entre la société Uber et un chauffeur.

En effet, lors de la connexion à la plateforme numérique Uber, il existe un lien de subordination entre le chauffeur et la société.

Dès lors, le chauffeur ne réalise pas sa prestation en qualité de travailleur indépendant mais en qualité de salarié.

Faits et procédure

La société Uber met en relation, via une plateforme numérique, des chauffeurs VTC et des clients.
Une fois son compte clôturé par Uber, un de ces chauffeurs a demandé à la justice prud’homale de requalifier la relation contractuelle avec cette société en contrat de travail.
La cour d’appel a fait droit à sa demande.

La question posée à la Cour de cassation

Lorsqu’il réalise une prestation pour Uber, un chauffeur, inscrit au registre des métiers comme travailleur indépendant, est-il lié par un lien de subordination avec cette société, situation de nature à justifier la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail ?

La réponse de la Cour de cassation

Les critères du travail indépendant tiennent notamment à la possibilité de se constituer sa propre clientèle, la liberté de fixer ses tarifs et la liberté de définir les conditions d’exécution de sa prestation de service.

A l’inverse, dans le cadre d’un contrat de travail, le lien de subordination repose sur le pouvoir de l’employeur de donner des instructions, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le non-respect des instructions données.

Le chauffeur qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport. L’itinéraire lui est imposé par la société et, s’il ne le suit pas, des corrections tarifaires sont appliquées. La destination n’est pas connue du chauffeur, révélant ainsi qu’il ne peut choisir librement la course qui lui convient.
Par ailleurs, à partir de trois refus de courses, la société Uber peut déconnecter temporairement le chauffeur de son application. En cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques », le chauffeur peut perdre l’accès à son compte.
Enfin, le chauffeur participe à un service organisé de transport dont la société Uber définit unilatéralement les conditions d’exercice.

Ainsi, l’ensemble de ces éléments caractérise l’existence d’un lien de subordination entre le chauffeur et la société Uber lors de la connexion à la plateforme numérique, son statut d’indépendant n’étant que fictif.
Le fait que le chauffeur n’ait pas l’obligation de se connecter à la plateforme et que cette absence de connexion, quelle qu’en soit la durée, ne l’expose à aucune sanction, n’entre pas en compte dans la caractérisation du lien de subordination. 


 

Note explicative relative à l’arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316) – Chambre sociale (arrêt dit « Uber »)

 

Cette décision est la seconde que la chambre sociale de la Cour de cassation rend à propos des travailleurs des plateformes, après l’arrêt prononcé dans l’affaire Take Eat Easy (Soc., 28 novembre 2018, pourvoi n°17-20.079, publié).

La société Uber BV utilise une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation avec des clients, en vue d’un transport urbain, des chauffeurs VTC exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

Un chauffeur, après la clôture définitive de son compte par la société Uber BV, avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. La cour d’appel, par un arrêt infirmatif, a jugé que le contrat de partenariat signé par le chauffeur et la société Uber BV s’analysait en un contrat de travail et a renvoyé l’affaire devant le conseil de prud’hommes afin qu’il statue au fond sur les demandes du chauffeur au titre de rappel d’indemnités, de rappel de salaires, de dommages-intérêts pour non respect des durées maximales de travail, de travail dissimulé et licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Selon une jurisprudence établie, l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont données à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle (Soc., 17 avril 1991, pourvoi n° 88-40.121, Bull. V n° 200 ; Soc., 19 décembre 2000, pourvoi n° 98-40.572, Bull. V, n° 437 ; Soc., 9 mai 2001, pourvoi n° 98-46.158, Bull. V, n° 155).

La Cour de cassation en a déduit, dans l’arrêt Take Eat Easy précité, que les dispositions de l’article L. 8221-6 du code du travail selon lesquelles les personnes physiques, dans l’exécution de l’activité donnant lieu à immatriculation sur les registres ou répertoires que ce texte énumère, sont présumées ne pas être liées avec le donneur d’ordre par un contrat de travail, n’établissent qu’une présomption simple qui peut être renversée lorsque ces personnes fournissent des prestations dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard du donneur d’ordre. Cette solution est réitérée dans l’arrêt Uber du 4 mars 2020.

En ce qui concerne le critère du travail salarié, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation est fixée depuis l’arrêt Société générale du 13 novembre 1996 (Soc., 13 novembre 1996, pourvoi n° 94-13.187, Bull. V n° 386) selon lequel “le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail.

Dans l’arrêt prononcé le 4 mars 2020, la chambre sociale a estimé qu’il n’était pas possible de s’écarter de cette définition désormais traditionnelle et a refusé d’adopter le critère de la dépendance économique suggéré par certains auteurs.

En effet, d’une part la Cour de justice de l’Union européenne, tant sur le terrain de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail que sur celui de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, décide que la notion de travailleur visée dans ces deux textes communautaires est une notion autonome, c’est-à-dire défini par le droit de l’Union européenne lui-même et non pas renvoyée pour sa définition au droit interne de chaque Etat membre (voir notamment CJUE, 14 octobre 2010, Union syndicale Solidaires Isère, C-428/09 ; CJUE, 7 avril 2011, Dieter May, C-519/09 ; CJUE, 26 mars 2015, Fenoll, C-316/13 ; voir par ailleurs l’article 3 de la directive 89/391 précitée). Or la définition donnée du travailleur par la Cour de justice est semblable à celle de la chambre sociale depuis l’arrêt Société générale, c’est-à-dire le critère du lien de subordination (CJUE, arrêt Fenoll, 26 mars 2015, préc.).

D’autre part, dans sa décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019 par laquelle le Conseil constitutionnel a censuré en partie l’article 44 de la loi d’orientation des mobilités en ce qu’il écartait le pouvoir de requalification par le juge de la relation de travail d’un travailleur de plate-forme en contrat de travail, le Conseil constitutionnel s’est référé à de multiples reprises au critère de l’état de subordination juridique (voir les points 25 et 28).

Sans modifier en quoi que ce soit la jurisprudence établie depuis l’arrêt Société générale de 1996, la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’avoir requalifié la relation de travail d’un chauffeur de VTC avec la société Uber BV en contrat de travail.

En effet, le critère du lien de subordination se décompose en trois éléments :

– le pouvoir de donner des instructions

– le pouvoir d’en contrôler l’exécution

– le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données.

Quant au travail indépendant, il se caractérise par les éléments suivants : la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs, la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service.

Or la cour d’appel a notamment constaté :

1°) que ce chauffeur a intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, service qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ;

2°) que le chauffeur se voit imposer un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix et pour lequel des corrections tarifaires sont appliquées si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire ;

3°) que la destination finale de la course n’est parfois pas connue du chauffeur, lequel ne peut réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non ;

4°) que la société a la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et que le chauffeur peut perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques ».

La Cour de cassation a en conséquence approuvé la cour d’appel d’avoir déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et d’avoir jugé que, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.

L’existence en l’espèce d’un lien de subordination lors des connexions du chauffeur de VTC à l’application Uber est ainsi reconnue, la Cour de cassation ayant exclu de prendre en considération le fait que le chauffeur n’a aucune obligation de connexion et qu’aucune sanction n’existe en cas d’absence de connexions quelqu’en soit la durée (à la différence de ce qui existait dans l’application Take Eat Easy). En effet, la Cour de justice de l’Union européenne retient que la qualification de « prestataire indépendant » donnée par le droit national n’exclut pas qu’une personne doit être qualifiée de « travailleur », au sens du droit de l’Union, si son indépendance n’est que fictive, déguisant ainsi une véritable relation de travail (CJUE,13 janvier 2004, Allonby, C-256/01, point 71 ; CJUE, 4 décembre 2014, C-413/13, FNV Kunsten Informatie en Media, point 35) et que le fait qu’aucune obligation ne pèse sur les travailleurs pour accepter une vacation est sans incidence dans le contexte en cause (CJUE, 13 janvier 2004, Allonby, préc., point 72).

Tandis qu’un régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants existe dans certains États européens, comme au Royaume-Uni (le régime des “workers”, régime intermédiaire entre les “employees” et les “independents”), ainsi qu’en Italie (contrats de “collaborazione coordinata e continuativa”, “collaborazione a progetto”), le droit français ne connaît que deux statuts, celui d’indépendant et de travailleur salarié.

Centre de préférences de confidentialité

Accessibilité